Thème imposé, commencer la nouvelle par la phrase suivante : « C’était un matin comme un autre. Du moins, c’est ce que je croyais jusqu’à ce que j’ouvre cette lettre arrivée au courrier… ».

Format : moins de 2500 mots

C’était un matin comme un autre. Du moins, c’est ce que je croyais jusqu’à ce que j’ouvre cette lettre arrivée au courrier. Généralement je n’ouvrais pas le courrier le matin. En descendant l’escalier de mon immeuble je jetais souvent machinalement un coup d’œil dans le petit casier qui me servait de boîte aux lettres et si rien n’attirait mon regard je poursuivais ma route. Je fermais la porte derrière moi et laissais les nouvelles fraîches pour le soir. Ainsi je n’encombrais pas ma journée de facture à payer, vêtements à commander, ou autre correspondance désagréable.

Ce matin-là j’étais en retard. Je dévalais l’escalier aussi vite que mes chaussures à talons me le permettaient. Arrivée dans le hall de l’immeuble, je jetai un rapide coup d’œil sur le courrier et sursautai. Une grande enveloppe était pliée dans mon casier, elle semblait épaisse et lourde. Sûrement pas une facture. Je m’approchai prudemment de l’objet, l’analysai de loin, tentant de transpercer l’épais papier de mon regard qui n’était malheureusement pas doté de pouvoirs surnaturels. Que de temps perdu. J’étais en retard et n’avais pas le temps de divaguer face à une enveloppe louche. En colère contre moi-même je m’éloignai rapidement des casiers et claquai la porte d’entrée. Merde aux voisins !

Quelques pas à l’extérieur et je dus me rendre à l’évidence, je ne pouvais rien entreprendre sans avoir ouvert cette enveloppe. Une petite voix se baladait dans ma tête, frappant à toutes les portes pour diffuser sa musique : « tu sais très bien qui t’a écrit ». Je rebroussai chemin, remis la clé dans la serrure capricieuse de la porte de mon vieil immeuble et pénétrai de nouveau dans le hall. Il y faisait frais, comme toujours. Je m’approchai prudemment de l’enveloppe qui était toujours – évidemment ! – dans mon casier et la frôlai du bout des doigts. Je la saisis rapidement et la fourrai dans mon sac à main. De retour sur le trottoir je repris de l’air telle une apnéiste qui venait de battre le record du monde. Le soleil de cette fin de mois de janvier m’éblouit. J’eus envie de m’allonger là, sur le pas de la porte et que cette journée n’eut jamais existé. Mes jambes se dirigèrent seules vers le banc qui se trouvait sur le trottoir d’en face, ma tête était dans mon sac à main. Je m’assis lourdement, posai mon sac à côté de moi et sortis l’enveloppe. Elle était à l’envers, je vis directement qui était l’expéditrice. C’était elle, évidemment.

Nos chemins s’étaient séparés il y a cinq ans quatre semaines et six jours. Ce jour-là nous étions chez moi et venions de passer la journée dans mon canapé, comme souvent le week-end. Je lui proposai d’aller au cinéma mais elle trainait, sans donner son avis, elle n’avait manifestement pas vraiment envie d’y aller mais pas envie de ne pas y aller non plus. Comme toujours je pris la décision à sa place. « Allez, on y va ! En plus ça fait des semaines qu’on veut voir ce film et il ne sera bientôt plus à l’affiche. ». Je vis dans ses yeux que c’était la fois de trop. J’étais exaspérée d’avoir dû prendre une fois de plus les choses en main, elle l’était encore plus que je la contraigne à faire ce dont elle n’avait pas envie, ou en tous cas que je le décide à sa place. Un rictus est venu secouer sa lèvre supérieure, très discrètement. Puis il s’est déplacé près de l’œil, le gauche, celui qui est capricieux lorsqu’elle est énervée. Je la connaissais par cœur et voyais bien que la colère était en train de monter. Elle se leva du canapé et alla chercher ses chaussures. Je n’avais pas envie d’arrondir les angles mais sentais que la situation n’était pas comme d’habitude, la tension entre nous n’avait jamais été aussi forte. J’aurais préféré qu’elle me hurle dessus, qu’elle casse le vase plein d’eau croupie et de fleurs fanées, qu’elle renverse la table et ses cendriers débordants mais non, elle ne disait rien. Elle noua silencieusement les lacets de ses baskets, mit son portable dans son sac à dos, prit son paquet de cigarettes et son petit briquet rouge et se dirigea vers la sortie. Elle se retourna et me regarda droit dans les yeux, les deux yeux en même temps cette fois-ci. J’étais tétanisée, je voyais bien que je ne maitrisais plus du tout la situation.

« Écoute-moi bien. Je t’aime, pour toute la vie sans aucun doute. Mais nous ne voulons pas la même chose et sommes en train de nous faire du mal. Laisse-moi le temps de faire le point sur ce que je veux vraiment car avec toi dans mon espace vital je ne parviens plus à penser à moi. Quand je serai prête je te recontacterai. »

Elle ouvrit la porte et la referma derrière elle délicatement. Pas de grand bruit, pas de dispute, pas de réponse énervée, la porte se refermait doucement sur notre histoire. J’attendis tout l’après-midi dans l’espoir qu’elle revienne, puis toute la nuit et encore la journée du lendemain. Pas une larme n’avait coulé sur mes joues, le choc était si violent que me yeux ne parvenaient pas à les libérer. Au bout d’une semaine je recommençais à sortir de chez moi, mais seulement après que le facteur soit passé. Au bout de plusieurs mois j’acceptai de revoir des amis mais ils avaient interdiction d’évoquer notre rupture, ils ne pouvaient même pas prononcer son prénom. Trois ans plus tard, on me proposa un nouveau travail dans une nouvelle ville et je me résolus à jeter ses affaires.

Assise sur ce banc je m’apprêtais à enfin connaître l’issue de l’histoire. Je décachetai l’enveloppe, en sortis un livre et une lettre. Je reconnu immédiatement notre exemplaire de L’art de la joie de Goliarda Sapienza. Nous nous étions rencontrées en parlant de ce livre, nous étions tombées amoureuses en en parlant encore et encore. Nous étions toutes les deux alternativement Modesta l’écorchée, la révolutionnaire, l’homosexuelle ou la rebelle qui affronte les épreuves les unes après les autres.

Je ne comprenais pas le sens du message qu’elle voulait m’envoyer en me rendant cet exemplaire annoté, corné, dont chaque page portait un peu de notre salive et beaucoup de nos larmes. Le seul moyen de le savoir était de déplier cette feuille. Ce fut rapide, la lecture du message encore plus.

« Ne m’attends pas, c’est terminé. Je t’aime.»

 

 

 

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